Jeudi 12 novembre : Peu de monde à l'aéroport de Bordeaux-Mérignac. Le ciel est gris souris, comme dans les Alpes où je vis, comme à Lyon d'où je me suis envolée cinquante minutes plus tôt. Je n'aurais vu le soleil que brièvement, une fois la couverture des nuages percée par le nez pointu du "Bombardier" siège 17F. Quel drôle de nom pour un avion de ligne. J'y ai pensé en montant à bord, sans me douter qu'il aurait, le lendemain, une résonance particulière. Mon "chauffeur" tourne en rond sur le parking pendant que j'attends ma valise qui va sortir d'un carrousel annonçant, curieusement, un vol en provenance de Paris et Nantes.
Les 800 enfants invités à assister aux entraînements ont évacué la patinoire Meriadeck quand j'y pénètre. Il y règne un calme familier, bien que relatif. J'aime l'odeur sèche de la glace, le bruit des lames, et cette atmosphère de vibrations discrètes qui précède les compétitions, faite d'enthousiasme et d'anticipation. Assis derrière moi dans une tribune, des membres de l'équipe de France et leurs coaches observent les patineuses à l'entraînement. Rien n'échappe à leur oeil acéré. Leurs avis, techniques, précis, sont justes et objectifs. Ils feraient sans doute de bien meilleurs juges que certains de ceux dont c'est officiellement le rôle. La salle de presse est encore à demi-vide. Installée dans un pièce en soupente du second étage, elle doit servir de loge d'artistes. En témoigne la rangée de miroirs violemment éclairés et la longue coiffeuse qui occupent tout le mur côté "scène". L'arène, comme Bercy, est aussi une salle de spectacles. Je préfère la pénombre du fond de la pièce. A l'image des athlètes, nous, gens des media, sommes aussi entrés dans notre "bulle", le temps de la compétition. Les deux jours qui suivent vont être vécus en vase clos, et à vitesse grand V. Les têtes sont souvent les mêmes, on se retrouve d'une saison à l'autre, on se sourit, on se salue, on demande des nouvelles.
Une visite rapide au centre commercial du coin pour faire provision d'eau minérale et Piper Gilles, dans un superbe manteau de laine brodé, fait, elle, provision de fruits à la caisse voisine. A la faveur d'un dîner en ville avec des amis, je goûte pour la première fois aux coeurs de canard. Malgré le ciel plombé, la température est clémente, des gens déambulent dans les rues. Nous croisons Igor Shpilband, le sac rempli des disques vinyle qu'il collectionne et dont il vient de faire le plein dans un grand magasin. Difficile de dormir dans la chambre surchauffée de l'hôtel, surtout lorsqu'on a l'habitude, comme moi, de le faire fenêtre ouverte en toute saison à la montagne... Pour éviter qu'il pleuve à l'intérieur les jours de mauvais temps (et/ou les plongeons intempestifs de pensionnaires suicidaires, nous sommes au dixième étage), la fenêtre peut à peine s'entrouvrir, bloquée par un câble de 5 cm.
Vendredi 13 novembre : Il y a foule dans la salle du petit déjeuner. D'autres visages connus, juges, patineurs, entraîneurs, techniciens, journalistes, fans. Gracie Gold, déjà maquillée et coiffée pour la compétition, avale tranquillement un bol de céréales, sous les yeux ébahis d'une jeune fan qui pousse sa maman du coude. Et oui, les patineurs eux aussi se nourrissent, comme tout le monde. Je lutte vaillamment contre un cameraman japonais pour rafler le dernier yaourt disponible au buffet. La famille d'un patineur italien, réunie autour d'une grande table ronde, discute de la Coupe de Chine avec une photographe américaine installée à la table à côté. Scènes de la vie quotidienne dans le cadre feutré des compétitions internationales. La patinoire n'est qu'à quelques centaines de mètres, un seul carrefour à traverser. Des fans sont déjà installés sur les marches du parvis, bouquets de fleurs dans les bras, provisions de bouche soigneusement emballées dans des sacs en plastique. Les journées des Grand Prix sont longues et la nourriture proposée au bar de la patinoire, comme souvent, est peu variée et onéreuse, mieux vaut donc prendre ses précautions. Précautions partagées par les gens des media, aujourd'hui plus nombreux en salle de presse. Plus nombreux aussi que l'an dernier. Si Bordeaux n'avait guère attiré de monde pour ce premier exil du Bompard (causé par les travaux du POPB), il semblerait que cette année, les journalistes aient trouvé le chemin du sud-ouest et de la patinoire.
Les portes s'ouvrent au public et une mini-armée de jeunes Japonaises les bras chargés de fleurs et de cadeaux se rue dans les travées. Au grand dam des hôtesses qui essaient de les raisonner : "Ne courrez pas, s'il vous plaît !". Peine perdue. Le placement est libre et elles ont fait le pied de grue bien avant midi sur le Cours du Maréchal Juin pour entrer les premières. Je dois insister plusieurs fois pour sauver les deux places que j'ai gardées pour des amis. Une hôtesse, ironique, un sourcil levé, me prend à témoin : "on se croirait à un concert de Justin Bieber...". Shomo Uno serait-il aussi célèbre au Japon que l'ado-star canadienne ?
Le planning des épreuves est serré, l'après-midi et la soirée passeront très vite. Prendre des notes en tribune, assister aux conférences de presse d'après programmes, recueillir les impression des patineurs, essayer de ne rien rater, commencer à rédiger "à chaud" avant que les impressions ne s'effacent. On court beaucoup, le reste du monde est de l'autre côté des murs. Je sors sur la terrasse prendre un peu l'air pendant les six minutes d'échauffement du second groupe de danseurs. Je suis surprise de découvrir que la nuit est déjà tombée et qu'il pleut. Dans les lumières de la patinoire aux rideaux tirés, il est impossible de conserver la notion du temps si l'on ne consulte pas sa montre. Déphasés, les seuls calculs auxquels nous nous livrons sont de l'ordre de la minute : "combien de temps me reste-t-il avant la reprise ? Ai-je le temps d'aller chercher un café ? Eliminer le précédent ?" La salle de presse bruisse de conversations multi-langues. Tatjana Flade, chargée de communication à l'ISU, passe alternativement de l'allemand au russe, en passant par le français, l'anglais, et le chinois. Le tout sans un battement de cil, une hésitation et sans la moindre erreur j'en suis sûre. Un véritable phénomène capable de s'exprimer aussi en japonais, en italien, en espagnol. Et j'en oublie peut-être. Des photographes vident leurs cartes SD avant d'aller les remplir de nouveau avec des milliers de photos, l'un d'eux se prend de bec avec sa femme au téléphone et toute la salle peut profiter de la dispute. On s'échange chips, fruits, chocolat, biscuits, soda, tickets restaurants, clefs USB.. Vite, vite, le bloc-notes sous le bras, ne rien oublier, lunettes, téléphone, stylo, retourner en tribune, celle située derrière les juges d'où l'on a le meilleur point de vue. Elle est du côté opposé de la patinoire. Nous décrivons de grands crochets pour ne pas gêner les patineurs qui s'échauffent au sol dans les coursives.
La compétition d'aujourd'hui nous offre quelques surprises. Les contre-performances d'Elizaveta Tuktamysheva et Patrick Chan, l'excellent classement de Vanessa et Morgan, celui de l'Italienne Roberta Rodeghiero, Hubbell/Donohue devant Gilles/Poirier pour moins d'un tout petit point. La journée se termine avec la conférence de presse des couples. Ce n'est qu'au moment où, de retour en salle de presse, je commence à ranger mes affaires, que j'entends pour la première fois les mots "fusillade à Paris".
Des mots qui m'évoquent un règlement de compte entre dealers, pas un massacre de masse. Mais à la sortie de la patinoire, des gens rassemblés sur le parvis discutent avec les vigiles. "Au moins 15 morts... c'est grave... plusieurs attaques terroristes... Bataclan... Stade de France". Nous avons prévu de dîner dans un restaurant de la place Pey Berland, Myriam, photographe pour S.I.G., Michel et Ben, les reporters de Passion Patinage, et moi. Nous ne prenons la mesure de la catastrophe qu'en entrant dans un restaurant où la télévision, branchée sur une chaîne d'informations en continu, diffuse les premières images des rues de Paris. Pompiers, brigades d'intervention, explosions, visages consternés, regards hallucinés. L'heure est tardive, le restaurant est quasi-désert, à l'exception de l'équipe italienne qui nous a précédés. Les serveurs campent devant l'écran, aussi incrédules que nous. Je reçois un message de mon frère, qui était dans le quartier du Bataclan le week-end précédent et qui vient d'aller vérifier sur le Net que le Trophée Bompard se déroulait bien à Bordeaux, non à Paris. Egoïstement, je me dis que nous avons eu de la chance avec cet exil temporaire du Grand Prix. Mais mes compagnons sont parisiens et la soeur de Myriam vit dans la capitale. Comme des milliers, voire des millions de gens ce soir, ils cherchent à avoir des nouvelles de leurs proches et de leurs amis. Je connais peu de gens à Paris et les réseaux sociaux m'ont déjà rassurée, ils sont en sécurité. Difficile de décrire l'ambiance de ce dîner. Nous avons été directement projetés de notre monde parallèle du patinage à une réalité aussi brutale que dérangeante et anxiogène. De retour à l'hôtel dans la chambre que je partage avec Ben comme à chaque compétition (Ben et moi sommes amis dans la vie de tous les jours, il est mon "second petit frère"), notre premier réflexe est bien sûr d'allumer la télévision. Les chiffres enflent jusqu'à devenir insupportables, 89 décès au moins.
J'ai du mal à comprendre la chronologie des événements, tout semble se dérouler très loin de nous. Et en même temps, juste à côté. L'hôtel est situé entre le commissariat central de Bordeaux et une grande caserne de pompier. L'an dernier, les sirènes résonnaient déjà régulièrement, cette nuit leur complainte stridente est particulièrement sinistre. Je n'ai pratiquement pas écrit une ligne pendant que j'étais à la patinoire, le timing était trop serré. Alors que d'habitude, j'ai l'écriture plutôt rapide, il m'est soudain impossible d'aligner deux phrases qui se tiennent. Le poste de télévision est dans mon dos, je ne cesse de me retourner pour relier les mots à des images. Ni Ben ni moi ne parvenons à nous concentrer pour travailler et nous finissons par couper le son. Mais rien que les fluctuations de lumière émises par l'écran de télé suffisent à détourner notre attention. A trois heures et demi du matin, je n'ai réussi à écrire qu'une synthèse banale, trop largement inspirée des compte-rendus de l'ISU reçus par mail. A quatre heures, je renonce. Impossible d'accoucher d'autre chose que de ce vague résumé.
Samedi 14 novembre : Ben est parti voir les entraînements. Je choisis de me passer de petit déjeuner pour essayer de dormir. Aussi impossible que d'écrire il y a quelques heures. Je rallume la télévision. Le bilan s'est encore alourdi. Un mail de l'ISU m'avertit que les programmes longs sont maintenus. Cinq minutes plus tard, Ben m'envoie un texto disant que la compétition est annulée. Les entraînements ont été interrompus. Je n'y comprends rien. Je me douche, je m'habille et je file à la patinoire.
Dès l'entrée, l'ambiance est tendue. Une rangée de vigiles est postée dans le hall. Une dame me fait les poches, me palpe, fouille mon sac et ma sacoche d'ordinateur. Ma première pensée est : jamais ils ne pourront contrôler tous les spectateurs avant le début de la compétition à 13h30. Ils ne sont pas assez nombreux. Il ne reste pas assez de temps. Le photographe et le journaliste d'Europe on Ice sont juste derrière moi, on nous escorte tous les trois dans les escaliers jusqu'à la salle de conférence Axel, qui n'est pas la salle de presse. Didier Gailhaguet vient de confirmer l'annulation de la compétition suite à la demande du préfet et du maire de la ville, Alain Juppé. Il a ensuite demandé aux gens présents de chanter la Marseillaise, moment très émouvant, immortalisé sur une vidéo. Il a la voix enrouée et jamais je ne lui ai vu un visage aussi grave. La plupart des patineurs, coaches et officiels français vivent en région parisienne et leurs familles et amis ont vécu les attentats en direct. Comme tout le monde, ils ont dû passer une partie de la nuit à prendre des nouvelles de leurs proches. Deux Françaises habituellement très réservées et à l'élégance un peu froide ont les yeux rouges et des traces de mascara sur les joues. Plusieurs personnes, hommes et femmes, sont en larmes. Certains étrangers semblent inquiets. Plus tard, une photographe écrira sur un réseau social qu'elle n'a jamais été aussi pressée de quitter la France. Ce commentaire me fera sourire car elle habite le pays du monde où l'on a le plus de (mal)chances de mourir au quotidien par arme à feu. Mais les mots "attentat", "attaque de masse" et le nombre de morts marquent les esprits.
Les gens se regardent, atterrés. L'annulation de la compétition ou les événements de la nuit passée ? Les deux sans doute. Il ne serait pas juste pour les Français de concourir alors qu'ils ont pu être directement ou indirectement impactés par les attentats (et qu'ils vont devoir rentrer dans un Paris ensanglanté). Il ne serait pas juste non plus pour les étrangers de devoir participer dans un surcroît de stress. L'annulation du Trophée n'intervient pas, comme je le lirai plus tard sur un forum international, par respect pour les victimes des attentats, mais bel et bien pour des raisons de sécurité. La plupart des rassemblements et des manifestations sportives sur le sol français sont annulés jusqu'à nouvel avis. La patinoire Meriadeck est située dans un large complexe d'immeubles de bureaux et d'habitations, près d'un grand centre commercial et de plusieurs hôtels, juste en face de la bibliothèque municipale et le long d'une belle avenue aérée. Un samedi, jour de congé et de shopping, avec une manifestation sportive internationale à la clef, le quartier dans son entier pourrait faire une cible de choix. Annuler le Grand Prix est une mesure logique, même si d'autres lieux publics (dont la bibliothèque) ne seront pas fermés.
Dans la lumière crue d'un projecteur, complètement incongrue dans un tel contexte, Maxim Trankov répond à une interview, au beau milieu de la salle de conférence. Sa réaction assez négative, ainsi que celles d'autres patineurs et coaches, seront vivement critiquées plus tard sur les forums de patinage. Il faut comprendre que les compétitions sont la vie des patineurs et qu'un tel événement a des conséquences aussi pour eux. Rien de comparable bien sûr, avec des vies perdues et d'autres gâchées. Mais à chaud, les réactions peuvent parfois dépasser quelques marges de bienséance, ce que certains media sont toujours friands de rapporter. Normal que Maxim et Tatiana, après une saison 2014/15 sans compétition, aient été déçus, ils revenaient tout juste à la glace internationale.
Nous finissons par rejoindre une salle de presse déjà à moitié désertée. Dans la patinoire, les bannières officielles, les tables des juges, les caméras, toutes les infrastructures propres à la compétition sont en train d'être démontées. L'attachée de presse de la FFSG m'explique qu'elle habite Rue de Charonne à Paris et ne pourra pas rentrer chez elle, tout le quartier étant bouclé. Je sors de la patinoire, je m'assois sur les marches en briques pour discuter avec quelques amis. Des affiches ont été collées sur les portes.
Des spectateurs arrivent, les lisent avec incrédulité, arpentent le parvis le nez sur leur smartphone pour prévenir leurs amis, repartent. Une Japonaise tourne en rond, un énorme bouquet de fleurs à la main, l'air désemparée. Un petit groupe de fans échange ses impressions avec des patineurs français. Un autre groupe a investi le hall du Novotel, hébergeant le gros des patineurs et officiels, où la réception croule sous les demandes de changements de vols, billets de train, commandes de taxis. Je ne suis pas certaine que le moment soit bien choisi pour demander des autographes et prendre des photos. Surtout si c'est pour, ensuite, aller clamer sur les réseaux sociaux et les forums que certain patineurs "craintifs et lâches" étaient pressés de partir, donnant une fausse impression de sauve-qui peut là où il n'y avait qu'un souci légitime : quitter Bordeaux pour pouvoir continuer à s'entraîner, la patinoire étant fermée ! La plupart des acteurs du patinage vont d'ailleurs rester sur place, leur planning de transport étant difficile à modifier.
Mes amis partent pour un déjeuner tardif dans le centre-ville et je regagne ma chambre dans l'espoir d'y faire une sieste. Je vais en fait passer l'après-midi devant la télévision et Internet, pour enfin réellement m'informer. La soirée sera un peu plus décontractée que le jour précédent. Nous dînons à huit dans le même restaurant que la veille (et que l'année précédente : le Café Rohan, excellente adresse), toujours précédés de l'équipe italienne cette fois au grand complet, et où nous rejoindra, pour le dessert, le très cultivé et passionnant Jean-Christophe Berlot, journaliste pour Icenetwork.
Dimanche 15 novembre : Il me faut tuer le temps jusqu'au soir, mon vol de retour ne part qu'à 20h30. Je n'ai quasiment pas dormi de la nuit, occupée par une longue discussion avec Ben. Après un petit déjeuner pris en compagnie de deux amis que nous n'avions pas encore eu le temps de voir (le temps passe vraiment TRES vite lors d'un Grand Prix), tout le monde se sépare. J'opte pour la randonnée urbaine. Bordeaux est une très belle ville que j'ai découverte grâce au déménagement temporaire du Bompard. Je ne sais pas si j'aurai l'occasion de revenir un jour, le Trophée retrouve ses pénates au POPB (devenu Accor Hotel Arena) l'an prochain. Je pensais aujourd'hui trouver une ville ultra-calme voire déserte et c'est tout le contraire. Les rues piétonnes sont pleines de gens. Et aussi de policiers et de soldats en armes, vision surréaliste. Les magasins de la rue Sainte Catherine sont ouverts. Je rencontre des amies qui elles aussi tuent le temps. Plus loin, près du cours Pasteur, les rues qui mènent à la synagogue sont barricadées et gardées par d'autres soldats dont une toute petite jeune femme pas plus haute que son fusil d'assaut. Je me dis qu'elle a le gabarit parfait pour être patineuse de couple et j'ai envie de la serrer dans mes bras pour le remercier d'être là. Fais ton boulot mais ne te fais pas tuer. Ne vous faites pas tuer, plus tuer, personne. Je m'installe au soleil Place de la Victoire pour boire un café et faire le tour des réseaux sociaux et différents forums que j'ai l'habitude de lire.
Sur l'un d'eux, une fan fustige Patrick Chan pour avoir critiqué l'abrupte annulation du Trophée. Etrange, j'ai entendu le Canadien, de mes propres oreilles, dire exactement le contraire. Et l'auteur de ce "post" était présente à Bordeaux. Plus que jamais, il y a un univers entier entre ce que j'ai vu et ce que je lis. Je ne m'y habituerai sans doute jamais. De retour dans le hall de l'hôtel où j'attends le taxi qui m'emmènera à l'aéroport, j'observe des cameramen japonais en train de trier et ranger leur matériel. Les Italiens sont toujours là, les bras chargés des emplettes qu'ils ont faites au centre-ville. Une juge française regarde la télévision au salon, une photographe allemande lit Die Welt au bar, les attentats de Paris font la couverture. J'ai reçu un texto d'Air France me demandant d'arriver à Mérignac trois heures avant mon vol (de 45 minutes...) en raison des contrôles renforcés. Je m'attendais à faire la queue et l'aéroport est vide. Beaucoup de gens ont sans doute annulé leurs déplacements. Ici aussi des soldats patrouillent, dont une autre petite jeune femme dont les tresses blondes dépassent du casque pour flotter sur son treillis comme celles d'une poupée. Au check-in à côté de moi, Cheng Peng, Zhao Zhang et leur entraîneur enregistrent un monceau de bagages. La plus petite de leur valise doit être plus lourde que Mademoiselle Peng. Je suis toute seule au portique de contrôle où l'on m'annonce que mon vol partira avec une heure de retard. En fait il partira à l'heure et arrivera en avance dans un aéroport Saint Exupéry tout aussi désert que celui de Bordeaux.
Ce que je vais retenir de ce Bompard pas comme les autres ? Des images et des mots. Mais bien peu sont liés au patinage. Un photographe d'un grand quotidien, dont le physique, la gentillesse et le charme devrait prémunir contre les peines de coeur, mais qui, malheureux, les confie spontanément à la faveur d'une cigarette grillée sur la terrasse de la patinoire. Ma très jolie photographe Myriam, pleine d'une classe naturelle, et ses rillettes qu'elle tartine dans la salle de presse. Ben et une amie commune en train de faire les clowns devant une choppe de bière. Les coeurs de canard que j'ai trouvés délicieux. Une blague salée et caustique racontée par un ancien danseur devenu coach/chorégraphe et qui m'a fait hurler de rire. Le paquet de cigarettes que j'ai acheté pour la première fois en 13 ans, puis que j'ai abandonné aux trois-quarts plein dans la chambre de l'hôtel. Des gens que je ne connais que de vue, à qui je n'ai jamais parlé, et qui viennent me demander si tout va bien, si je vis à Paris, si ma famille et mes amis sont à l'abri. Un échange avec Jean-Christophe Berlot :
- Il y a deux choses à obligatoirement faire d'une passion : la vivre...
- Et la partager.
Et puis ces lumières d'ambulance, ces sirènes, ces détonations, explosions par le biais de la télé. Le sang sur les trottoirs et sur les gens. Bien sûr qu'une compétition de patinage n'est rien en regard de cette tragédie, de cette folie meurtrière. Mais c'est le patinage qui nous rapproche régulièrement, gens venus de tous les horizons, athlètes, entraîneurs, officiels, journalistes professionnels ou amateurs, fans, qui avons une vie ailleurs, d'autres rôles et d'autres préoccupations. Alors peut-être, seulement peut-être, avons nous été plus proches que d'habitude à Bordeaux. Parce que le monde extérieur, avec toute sa laideur et sa cruauté, est rentré de plein fouet dans le nôtre, avec un fracas redoutable qui nous a obligés à parler. De nous, de la vie, d'autre chose que de patinage. Voilà ce qu'il va me rester de ce TEB.
K. Royan/S.I.G. 20/11/2015