Mondes Juniors Sofia - 3ème jour
9 mars - Programme court Dames : les Demoiselles de Moscou
Elles ont 13 et 14 ans. Elles sont toutes deux élèves d'Eteri Tudberidze. Si la dame aux longs cheveux ondulés est absente de Sofia, ses aides de camp, Daniil Gleikhengauz et Sergeï Dudakov veillent au grain. Or, de grain, sable ou autre, point il n'y a dans les incroyables programmes de leurs protégées.
Plus vous allez vers l'ouest, plus le thème de "Big Spender" passe mal, et fait beaucoup parler. Ecrite en 1966 par Cy Coleman et Dorothy Fields pour la comédie musicale produite à Broadway par le célèbre Bob Fosse "Sweet Charity", dans une Amérique qui n'était pas aussi puritaine qu'aujourd'hui, la chanson donne la parole à une troupe de danseuses de cabaret qui incitent les clients à consommer. Des boissons et rien d'autre, mais les temps ont changé et certaines phrases ont pris un sens scabreux dans le vocabulaire actuel. C'est le coeur du problème pour certains, qui trouvent déplacé et dérangeant de faire interpréter ce thème à une enfant de 13 ans. La musique a certainement été choisie pour elle-même, son rythme entraînant et sa popularité, en toute abstraction (ou ignorance) du sujet abordé. Depuis 2001 et la sortie du film, des dizaines de patineurs ont utilisé "Moulin Rouge", histoire d'une demi-mondaine (Satine) et d'une prostituée de la rue (Roxanne et son fameux Tango). Personne ne s'en est offusqué.
Gabarit minuscule, culot monstrueux, pépite extraordinaire. D'accord. Le patinage d'Alexandra Trusova reste néanmoins infiniment plus junior, voire novice, que celui de sa coéquipière, Alena Kostornaïa. Mais quel talent et quelle assurance technique ! Alexandra est 1ère du programme court avec 72.03 points et sans une seule erreur. Sauts en seconde partie de programme bien sûr, c'est une spécialité au "Royaume d'Eteri", décriée, mais ô combien lucrative. Des boni sur chacun d'entre eux, triple flip Rippon/triple boucle, triple Lutz Rippon, double Axel, des niveaux 4 partout, sauf sur la séquence de pas. On a sorti l'artillerie lourde pour un petit bout de jeune fille haute comme trois pommes, et à qui rien ne semble pouvoir résister. Le score technique est élevé, les PCS sont relativement bas, travers commun à tous les juniors de toutes les disciplines (sauf la danse). Mais il y a un temps pour tout, on ne peut pas tout maîtriser à la fois, surtout à cet âge là. J'aurais probablement classé Kostornaïa devant sa camarade, en raison de sa plus grande maturité. Mais c'est un choix subjectif. A noter tout de même, et c'est très loin d'être anodin, que les TES de Trusova lui auraient permis d'être 3ème du programme court des récents Jeux Olympiques, juste derrière ses aînées Zagitova et Medvedeva... !
- "Je suis contente de mon programme, mais j'ai encore de la marge pour améliorer mes pas, mes pirouettes et m'assurer que tous mes sauts obtiennent un bonus. J'ai prévu deux quads dans mon programme libre (Salchow et boucle piqué) et je veux les réussir".
Alena Kostornaïa patine sur "Adios Nonino" d'Astor Piazolla, ici interprété par Pablo Ziegler. Malgré son jeune âge, à peine un an de plus que sa camarade, il se dégage d'elle une vraie personnalité, une identité. Silhouette et gestes déliés, elle est élégante, assurée, expressive. Elle ne déparerait pas au milieu d'un plateau de seniors, et sa prestation vaut sans doute mieux que l'anecdotique 0.55 point de plus que Trusova dont on la gratifie en PCS. Combinaison triple flip/triple boucle piqué Rippon, triple Lutz Rippon, double Axel, tous ses sauts sont jolis et légers. Elle est seconde avec 71.63. On a préféré le pois sauteur à la ballerine. Mais nous n'en sommes qu'au programme court...
- "Dans l'ensemble, ça va, mais il est toujours possible d'améliorer quelque chose. Mais dans mon libre, je veux juste faire plaisir aux juges et au public".
J'avais imaginé un triplé russe avec une Stanislava Konstantinova en embuscade, capable de s'intercaler entre ses deux coéquipières et néanmoins rivales, voire même de les doubler. Très rapide, des mouvements aboutis, un jeu de bras remarquable, la chorégraphie tire à merveille parti de ses longs membres dont elle sait parfaitement jouer. Le style est pensé, les deux thèmes - "Corazon Espinado" et "I like it like That" - sont bien choisis et parfaitement transposés sur la glace. Je l'imaginais devancer largement les "Tutberidze Girls" en composantes. C'était oublier que Stanislava a un gros défaut : elle est irrégulière. En sous-rotation sur le deuxième saut de sa combinaison triple flip/triple boucle piqué, le tout assorti d'une carre incertaine, les TES ne décollent pas, les PCS non plus. 28.64 pour ces derniers me paraît sévère. La St-Petersbourgeoise n'est que 6ème avec un score total de 62.63, soit loin des deux demoiselles de Moscou.
Ce sont deux Japonaises, très soutenues par une poignée de compatriotes en tribunes, qui squattent tranquillement, et à juste titre, les 3èmes et 4èmes places. Mako Yamashita patine sur une version de "Bohemian Rhapsody" joyeusement massacrée par Maksim Mrvica. Le beau pianiste croate hait-il vraiment Queen à ce point ? La réception des sauts de Mako doit donner des sueurs froides à son entraîneur (et celui de Shoma Uno), Machiko Yamada. Mais du haut de ses 15 ans, elle reste debout, et ne commet aucune erreur. 3ème avec 66.79 points, elle accuse tout de même un écart de 10.59 points entre PCS (28.20) et technique (38.59), ce qui est particulièrement énorme. Une erreur, Rika Kihira, va en faire une seule : elle chute sur le second saut de sa combinaison triple flip/triple boucle piqué (incomplet). J'aime beaucoup la musique de ce programme - "Kung Fu Piano" par The Piano Guys, ainsi que la chorégraphie signée Jeffrey Buttle. Rika est une patineuse "musicale" et expressive, qui vibre et fait vibrer à chaque note. Triple Lutz Tano, double Axel Tano et des niveaux 4 sur tous ses éléments lui valent la 4ème place avec 63.74 points.
Seconde musique de Bob Fosse ce soir, "Rich Man's Frug" par The New Broadway Cast, avec la Coréenne Eusoon Lim. Le "Frug" est une danse des années 60, énergique et syncopée en trois mouvements. Gabarit frêle de 15 ans, Eusoon a pourtant tout d'une grande : l'aisance, la technique - triple flip/triple boucle piqué, triple Lutz, seul le double Axel lui cause souci -, la facilité à s'exprimer. Elle devance ma favorite, Konstantinova, avec 62.96 points et est 5ème. Après avoir retrouvé, hier, Takeshi Honda entraîneur en bord de piste, voici Vincent Restencourt dans le même rôle avec l'Américaine Ting Cui. Les talents français s'exportent bien, dommage qu'on ne sache pas, ou qu'on n'aie pas les moyens et/ou la volonté de les retenir. Le "Libertango" de la demoiselle est bien construit et elle passe avec une apparente facilité double Axel, triple boucle piqué/triple boucle piqué, triple Lutz Rippon. Son look est junior, son patinage est junior, mais on ne va pas le lui reprocher puisqu'elle est junior !
La mauvaise affaire du jour est celle de Léa Serna. Le "Creep"qui lui a valu d'être troisième du court des Elites de Nantes en décembre, a perdu de son éclat. Son premier saut est un double Lutz, ce qui est surprenant, puis elle chute à la réception du premier triple boucle piqué de ce qui aurait dû être sa combinaison. Le double Axel est correct mais le coeur n'y est pas. Très déçue, Léa finit 38ème (39.97 points) sur 44, avec un score technique de 19.77, ce qui est à des années de lumières de son potentiel et de son niveau.
© S.I.G. - Sur place : Kate Royan
Classement et scores détaillés
9 mars - Libre danse : "It takes Two to Tango" *
Ce sont, cette fois, les 7 premières places qui sont trustées par la Russie et l'Amérique du Nord. Les Russes Skoptcova/Aleshin auront dominé toute la compétition. Sans réelle surprise, ils remportent la danse libre avec 88.71 points et une médaille d'or avec un total de 155.15. Deux tangos de Gotan Project, "Vuelvo al Sur" et "Paris Texas" constituent leur programme au final très enlevé. Niveau 4 pour leurs portés, twizzles et pirouette, niveau 3 pour leur serpentine. Kirill :
- "Je nous donne seulement 9 sur 10. J'aurais pu faire mieux sur certains éléments, mais je suis sûr que Nastia [Anastasia] a donné tout ce qu'elle pouvait. Cette victoire est une excellente motivation pour continuer dans les rangs seniors". A 18 et 21 ans, ils plongeront dans le grand bain l'an prochain. Y nagent nombre de requins russes et les places seront chères !
7.47 points derrière les Moscovites, Carreira/Ponomarenko (USA) renaissent des cendres laissées sur la glace avec les twizzles ratés d'Antony mercredi. Sur deux morceaux extraits de la bande originale du film "W.E.", les Américains obtiennent des niveaux 4 pour leurs portés et leurs twizzles, parfaits aujourd'hui, un niveau 3 pour la séquence de pas circulaires et un niveau 2 pour leur pirouette combinée. Le programme est un pur produit Shpilband : beau, propre, lisse, bien joué mais peu ressenti. Anthony :
- "Nous étions très déçus après la danse courte. En arrivant ici, nous étions déterminés à faire deux solides performances et ça n'a pas marché. Ma mère [Marina Klimova, championne Olympique à Albertville en 1992] m'a appelé et m'a dit : ne t'inquiète pas, ce n'est pas grave. Tu as toujours été un battant, ça ira mieux dans la danse libre. Nous sommes bien remontés au classement, malgré quelques erreurs techniques". Le jeune couple, médaille de bronze l'an dernier,repart cette fois avec l'argent (86.83/147.68).
Ushakova/Nekrasov évoluent sur la bande originale du film "Nine", et "Be Italian" chanté (hurlé ?) par Fergie. Ce n'est pas ma tasse de thé, mais un constat : aucun temps mort. Le programme est truffé de difficultés et patiné avec aisance et une vitesse d'exécution remarquable. Le couple aurait sans doute pu devancer les Américains si leur séquence de pas avait obtenu mieux qu'un niveau 2. Ils se classent 3èmes avec 85.89 dans la danse libre et 146.88 au total. Arina :
- "Dans une interview en début de saison, j'avais dit que nous avions de grands projets pour cette année. Voilà, nous avons réussi à décrocher une médaille de bronze, nous avons atteint nos objectifs". A noter que, niveau notation, avec la danse junior, la tendance s'inverse. Ce sont les PCS qui dominent largement la note technique, avec des écarts pouvant dépasser les dix points (Carreira/Ponomarenko).
Mon premier coup de coeur de la soirée va au troisième couple russe Sevchenko/Eremenko, 4èmes du libre, 5èmes du classement général (84.90/145.85). Le montage musical est de toute beauté : "Parade", de René Aubry, "Heart Cry" de Drehz, "La Boulange" de Yan Thiersen. Les mélodies sont parfaitement en accord et les deux jeunes gens patinent avec leur coeur et leurs tripes. L'ensemble est rapide, prenant, les twizzles sont parfaits. A 16 et 21 ans, le couple fait preuve d'une grande fiabilité et d'une grande maturité. Mon second coup de coeur va aux Canadiens Lajoie/Lagha. La chanson d'Imagine Dragons "Dream" leur va comme un gant, de même que "Nemesis" de Benjamin Clementine [que j'ai découvert grâce à Kevin Aymoz]. C'est très "Gadbois", c'est à dire recherché, travaillé, romantique, délicat, mais donc, de fait, très agréable à regarder avec une vraie dimension d'émotion. 83.83 pour récompenser un tel programme n'est pas cher payé (une circulaire de niveau 2, vraiment ?) Seulement 5èmes du libre, ils sont 4èmes du classement final avec un total de 146.22.
Excellent résultat que celui de Natacha Lagouge et Corentin Rahier : 8èmes (136.75) Ils nous auront beaucoup manqué cette saison suite à la blessure de Natacha (triple fracture à la main) et je regrette de n'avoir pas vu plus souvent leur magnifique programme. Joli pari, risqué mais réussi, que celui d'utiliser cinq musiques différentes pour un même thème : un hommage à Madame Gabrielle Bonheur, alias Coco Chanel.Elle ne pouvait mériter qu'un programme haute couture et c'est parfaitement construit et exécuté, de l'exquise tenue de Natacha à la chorégraphie très soignée, en passant par une foule de petits détails très travaillés. L'avenir de la danse sur glace française est clairement entre leurs patins.
Loicia Demougeot et Théo Le Mercier prennent une bonne 15ème place (117.60). Toujours autant de recherche et d'originalité dans les programmes de Karine Arribert et ce "Light of the Seven" (Game of Thrones) est un bijou. Les patineurs sont encore jeunes, 16 et 19 ans, et disposent d'une belle marge de progression.
© S.I.G. - Sur place : Kate Royan
Classement danse libre et scores détaillés
* "Il faut être deux pour danser le tango", idiome anglo-saxon qui décrit une situation dans laquelle deux personnes sont inter-dépendantes.