10 mars 2018 - Trusova : le feu d'artifice !!
Du jamais vu : première dame à tenter et réussir deux quadruples sauts dans un programme de compétition. Première dame à réussir deux quads différents. Première dame à réussir un quadruple boucle piqué. Deuxième à réussir un quad Salchow. La première était Miki Ando à la Finale du Grand Prix junior il y a...15 ans, exploit jamais réédité depuis. 17.73 points devant sa première concurrente dans le programme libre. Et elle a 13 ans. 13 ans !!!
C'est une petite fille, mais, pour l'occasion, elle a mérité son titre de "dame". Elle améliore son "personal best" avec un libre coté à 153.49 points. A la rubrique "Total Element Score", elle bat le premier junior homme, son compatriote Alexey Erokhov, de près de 7 points ! Elle bat aussi un autre record, et peut-être pas le plus enviable... 31.21 points de plus en TES qu'en TCS !! (92.35/61.14) Car, inutile de se mentir, dans ce programme, hormis les sauts, il n'y a... pas grand chose. Mais le moment a été totalement exceptionnel, à classer avec les meilleurs souvenirs de toute une vie de fan de patinage. 30 ans avant qu'une femme ne tente et réussisse des quads en compétition ! Et c'est un petit bout de chou de moins d'1m50 qui offre au public cet incroyable feu d'artifice. Dans les tribunes, dès la fin du programme, tout le monde est debout. Les pros, les amateurs, les fans, les curieux, les copains et les concurrents. Nous venons tous de vivre un moment historique, électrique, la patinoire en vibre d'émotion. Devant moi une fan japonaise d'âge mûr fond en larmes. Je pense un instant que c'est parce que ses favorites ne pourront ni battre ni même approcher le résultat d'Alexandra. Mais non. Elle lève les bras, elle applaudit, elle s'époumone. Elle non plus, elle n'en revient pas ! Hormis ses deux quadruples, le plus impressionnant chez Alexandra Trusova est peut-être son regard de tueuse, que fixe la caméra juste avant que la musique démarre. Yeux brillants de concentration, volonté farouche. Petite fille peut-être, mais pas n'importe laquelle. On ne contraint pas une enfant qui a ce tempérament. On ne peut que la guider, l'aider à éclore. Au "Royaume d'Eteri", Alexandra est reine.
Bien sûr, à 13 ans c'est plus facile parce qu'on n'a peur de rien. Parce qu'on a un corps ultra-flexible et ultra-léger. Bien sûr, on se sent invulnérable. C'est un jeu. Bien sûr, nous, adultes raisonnables, espérons tous que ses prouesses techniques ne mettront pas sa croissance et sa santé en danger. Bien sûr, les puristes préféreraient voir un programme plus équilibré, plus complet, plus artistique, pourvu d'un triple Axel. Mais, par définition, les puristes ne sont jamais contents et peut-être peut-on, pour une fois, se contenter de ce que l'on nous donne, pour célébrer l'énorme culot et la passion dévorante qui ont amené Alexandra Trusova là où elle est. Ainsi que le travail d'Eteri Tutberidze en qui j'ai du mal à voir une simple "fabricante" de champions ou un bourreau d'enfant.
Ce n'est donc ni pour leur interprétation (malgré les 7.5, 7.75 et 8.00, très exagérés, dont on la gratifie dans ce domaine) ni pour sa grâce sur la glace que les "Quatre Saisons" d'Alexandra Trusova resteront dans les mémoires, mais bel et bien pour un pur exploit technique. Quadruple Salchow et quadruple boucle piqué donc (ce dernier lui vaut des GOEs neutres et même un -1 pour un minuscule accroc à la réception) ; mais il y a tout le reste, un festival de sauts parfaitement exécutés et réceptionnés : triple Lutz, triple flip/boucle/triple Salchow, triple Lutz/triple boucle, triple flip/triple boucle piqué, double Axel. Ses autres éléments sont tous, comme il se doit, de niveau 4 ! Alexandra :
- "Je suis très heureuse d'avoir gagné, mais encore plus heureuse d'avoir réussi mes deux quadruples sauts. Je m'étais préparée pour ça et j'ai réussi. Après avoir réussi ces quads, j'étais vraiment ravie, mais il restait encore le reste du programme à patiner. J'avais encore de grosses difficultés à réaliser, trois combinaisons de triples, il a fallu que je me re-concentre".
Elle n'a pas fini de faire sensation. Au moment de la remise des médailles, elle apparaît les cheveux libérés de son strict chignon. Stupeur : ils lui descendent jusqu'aux genoux ! Comme Samson, est-ce d'eux qu'elle tient son pouvoir ?
Après un tel exploit et une telle euphorie, il pourrait être difficile aux deux patineuses du dernier groupe de passer sur la glace. Que nenni ! Quand je vous dis que ces gamines n'ont peur de rien ! Mako Yamashita (JAP), après nous avoir servi une épouvantable version de "Bohemian Rhapsody" quarante-huit heures plus tôt, s'en tient à la version originale de "Madame Butterfly" de Puccini. L'élève de Machiko Yamada, toute de rose et de parme vêtue, campe une très jolie Cio-Cio San, toute en souplesse et en fluidité. Son libre est d'une propreté immaculée, pas l'ombre d'une erreur : triple Lutz/triple boucle piqué/double boucle piqué, triple boucle/double boucle piqué, triple Salchow ; triple Lutz/triple boucle piqué, double Axel, triple flip, double Axel, ces quatre difficultés étant bonifiées puisque placées en seconde partie de programme. Le thème est sans doute trop dramatique pour ses quinze ans, et on ne lui reprochera pas d'avoir du mal à l'interpréter. D'autant plus que la construction du programme et son exécution par la patineuse sont un modèle du genre (chez les juniors s'entend). Elle est troisième du libre et empêche la Russie de signer un triplé en terminant également 3ème du classement général, avec une médaille dont elle est tout à fait digne.
- "Je n'ai pensé ni au résultat ni au score, je me suis seulement concentrée sur ce que j'avais à faire et je pense que c'est de là que vient mon résultat".
Dernière sur la glace en ce début de soirée, Alena Kostornaïa, sait que ses chances de remporter l'or sont maigres. Elle n'a que 0.4 points de retard sur Alexandra "Sasha" Trusova. Mais comment battre la toute nouvelle quadiste et son score d'extra-terrestre ? La musique est jolie, légèrement triste et lancinante, mais romantique à souhait. "Stella's Theme", de Joseph Williams. Et le talent d'interprète de Kostornaïa est une réalité, pas un souhait ou un projet. Dans ce registre, elle va d'ailleurs grappiller quelques points de plus que sa camarade (pas assez à mon goût). Alena semble à peine toucher la glace, elle est d'une grâce folle. Si Trusova est une reine, Kostornaïa, elle, est une fée. Sa glisse est sans défaut, son patinage est magique. Sa seule erreur sera un retournement sur son triple Lutz. Un saut bonifié de plus que sa rivale directe (c'est à dire tous ses sauts en bonus) soit sept triples et deux doubles au total dont 3 combinaisons difficiles, des pirouettes toutes de niveau 4 - dont la première, combinée avec changement de pied, ne reçoit que des 3 en GOE - et une séquence de pas de niveau 3 ; tout ceci ne suffira néanmoins pas à battre sa coéquipière. Alena est un peu déçue :
- "Je ne suis pas super emballée par ma performance, j'aurais pu mieux faire, mais le résultat reste satisfaisant".
Elle est seconde du libre (135.76) et médaille d'argent (207.39).
Stanislava Konstantinova (RUS), un peu dépitée après son programme court (6ème) est bien décidée à remonter au classement. Le hasard des choix musicaux fait qu'elle patine son libre sur la même musique qu'Evgenia Medvedeva : la bande originale du film "Anna Karenine" composée par Dario Marianelli. La comparaison est inévitable et pour moi elle n'est pas en faveur de Medvedeva. Il y a chez Konstantinova une sincérité et un naturel qu'on ne retrouve pas chez son aînée (d'à peine un an). Medevedeva est une actrice. Konstantinova est une artistée née. Ses bras sont faits pour les sauts "Tano", longs, minces, ses mouvements sont calligraphiques, tout en ronds et déliés. Les expressions de son visage prouvent qu'elle ressent ce qu'elle patine, elle ne se contente pas de le jouer. Je vois en elle, si elle ne se fait pas dévorer par les quadistes, une future grande étoile du patinage russe, tout comme Kostornaïa d'ailleurs. Mais Alena a déjà la maturité et la capacité à transmettre l'émotion d'une senior. Son bilan comptable pour ce libre est mitigé : triple Lutz/triple boucle piqué, triple boucle, triple flip/boucle (en sous-rotation)/triple Salchow avec carre douteuse, triple Lutz, une nouvelle carre contestable, et contestée, pour le triple flip, double Axel/double boucle piqué, double Axel, une pirouette de niveau 4 (lay back), les autres de niveau 3. Stanislava empoche 123.72 points et la 5ème place du libre. Ce ne sera pas assez pour monter sur le podium, ni pour faire concurrence à ses compatriotes. Elle est quatrième avec un total de 186.35.
Derrière elle, avec 122.16 pour le libre et 185.12 au classement général, la Coréenne Eusoon Lim, qui a étrenné la glace du dernier groupe, a réveillé la patinoire qui s'était un peu assoupie lors des quatre premiers. La demoiselle paraît plus que son mètre 60 et que ses 15 ans. Sur "Grand Guignol" de Bajofondo, groupe sud-américain qui mélange tango et musique électronique, à laquelle a été ajoutée une version rapide de "Oblivion" et de "Libertango" de Piazzolla, Eusoon n'est pas sans rappeler sa très célèbre compatriote Yuna Kim. Mêmes lignes, même sobriété. Le programme est techniquement solide, malgré quelques erreurs : triple Lutz/triple boucle piqué, double Axel, triple boucle piqué, triple boucle (réceptionné contre la barrière), triple Lutz/double boucle piqué, double boucle (en sous-rotation), triple Salchow, double Axel. Elle termine à la 5ème place au final.
Au contraire du libre hommes, pas de grand bouleversement ni de grand écart entre les places pour cette compétition dames, mais la Japonaise Yuhana Yiokoï, sur un "Burlesque" trépidant et engagé, réussit tout de même à gagner quatre places, passant de la 8ème du court à la quatrième du libre (124.97/184.78) pour terminer 6ème. Sa compatriote Rika Kihira échoue à la 9ème place du libre après avoir passé en double ses deux triples Axels prévus. 8ème au général, elle est devancée par l'élève américaine de Vincent Restencourt, Ting Cui (118.17/180.39).
A la fin de la compétition, l'âge tendre de ces jeunes dames reprend ses droits : Young You (COR), 13 ans, serre dans ses bras un nounours rose deux fois plus gros qu'elle. Ting Cui et Emmy Ma font des concours de grimaces devant le miroir de l'ascenseur. Alena Kostornaïa et Sasha Trusova font des selfies en tribune avec une application qui leur colle des oreilles de lapin et des museaux de chat. Après la remise des médailles, à la fin de la conférence de presse, Alena se fait des moustaches avec l'interminable chevelure de la médaillée d'or. Ce sont des enfants. J'espère que leur sport et leur entourage ne l'oublient pas.
© S.I.G. - Sur place : Kate Royan