Portrait aérien d'une planète...
La nôtre ? Peut-être. La leur plutôt. Savchenko/Massot viennent d'ailleurs. C'est sûr. Car, franchement, s'ils sont de cette planète, d'où viennent les autres ?! C'est pour des moments comme ce soir qu'on voyage à travers le monde, qu'on hante les patinoires. C'est pour vivre une telle émotion, si pure, si rare. Aljona Savchenko signe son sixième titre mondial. Bruno Massot, son premier. Leur histoire est si extraordinaire qu'elle mériterait d'en faire un film ! Aljona, née en Ukraine, naturalisée allemande, est cinq fois championne du monde quand son partenaire, Robin Szolkowy, choisit de prendre sa retraite. Bruno, né à Caen, a concouru pour la France avec, successivement, Anne-Laure Letscher, Camille Foucher et Daria Popova. Au printemps 2014, ils sont tous deux sans partenaire. Aljona connaît Bruno qu'elle a vu s'entraîner, en stage, dans son fief d'Oberstdorf. Elle a l'oeil, de l'expérience, une volonté sans faille, un caractère bien trempé. Elle n'a aucune envie d'abandonner la compétition, son regard se tourne automatiquement vers la France. Ce sera Bruno, elle est sûre que ça va marcher. Elle a raison. Mais avant cela, il leur faudra traverser toutes les galères : le refus cruel de libérer Bruno de la part de la FFSG - il est en Allemagne, ils s'entraînent, sans savoir de quoi demain sera fait, ni même si cette association les mènera quelque part. L'incertitude pèse, persiste, est de plus en plus dure à vivre. Ils ne lâchent rien. Pas question. Rien ne pourra leur résister. Parfois, c'est difficile. Comment garder la motivation, ou même simplement la trouver ? Sur la glace. C'est leur élément. Ils travaillent. D'arrache pied. D'arrache patin plutôt. A l'attente interminable, s'ajoutent les difficultés financières. Bloqués par les problèmes administratifs que leur cause la France, ils n'ont pas le droit de travailler. Pas de gala, aucune rentrée d'argent. Bruno et sa fiancée, Sophie, qui a tout quitté elle aussi pour le suivre en Allemagne survivent avec 300 € par mois. Enfin le sésame arrive ! Bruno est libre de patiner pour l'Allemagne. Et ça commence très fort. Saison 2015/2016 : 2èmes aux championnats d'Europe, 2èmes aux championnats du Monde. On ne peut même pas dire qu'ils ont brûlé les étapes. Ils sont tout de suite à leur place, c'est logique, inévitable, naturel. Bien sûr qu'elle avait raison Aljona ! Puisqu'on vous dit qu'elle a l'oeil ! Du flair, du charisme, un cerveau, et lui n'est pas en reste ! D'abord stupéfait d'avoir été choisi, il finit par y croire, par prendre confiance. Oui il est un excellent patineur, oui il mérite la quintuple championne du Monde comme partenaire. Ils ont un point commun : le même mélange de douceur et de force mentale, la même capacité à faire le dos rond en attendant que l'orage passe, avec la détermination, la rage au fond des yeux. Parce qu'après l'attente insupportable, il y a aussi les contre-temps, les blessures. La route jusqu'à l'or olympique et mondial ne sera pas ni une ligne droite, ni un long fleuve tranquille.
Ce soir, c'est la dernière. Dernière compétition de la saison, dernière compétition tout court. Ils ont gagné les Jeux Olympiques, ils ont tellement pleuré, et nous aussi, qu'on pensait qu'il ne restait plus de larme à personne. On croyait avoir atteint le paroxysme de l'émotion en Corée. Tu parles... Ils peuvent faire encore mieux. Ils battent un record du monde : 162.86 points dans le libre. Et un autre : 245.84 au total. Et 20.31 points d'avance sur les seconds, Tarasova/Morozov. Ca, ce ne sont que les chiffres. Il y a tout le reste, le plus important, ce qui ne se décrit pas. Ce qu'on ressent à les voir évoluer sur la magnifique musique de "La Terre vue du Ciel". Oh ils doivent la voir de très haut cette terre, qui les mérite à peine tant leur patinage est immatériel. Ils partagent avec Papadakis/Cizeron, cette capacité à vous happer totalement, à vous faire décoller de notre siège. On ne respire plus, et pourtant l'air passe quand même. C'est magique. Fascinant. Addictif. Aljona a l'art de rattraper des sauts mal engagés, pour en faire des merveilles de stabilité. Elle est la seule au monde, la reine dans cet exercice. Triple twist, triple flip lancé, triple Salchow/double boucle piqué/double boucle piqué, triple boucle piqué, triple Salchow lancé. Oui, toutes les principales difficultés sont groupées en début de programme, mais avec des gens d'un tel talent, rien ne semble déséquilibré. Ils battent deux records du monde sans un seul saut bonifié, c'est tout dire ! Vingt-deux fois 10.00 en composantes. Rien en-dessous de 9.50 (et il n'y en a que trois).
Quand la musique s'arrête, Bruno tombe à genoux et le regard d'Aljona hurle victoire. Elle ne dit d'abord rien, mais je vous jure qu'on l'entend quand même, via l'écran géant, qui nous envoie en pleine figure l'intensité exceptionnelle de ses yeux bleus. Dans ces yeux là, il y a la lumière d'un autre monde, celle qui vous nimbe puis irradie de partout quand vous venez de toucher le ciel. On va en gâcher du mascara, elle comme nous, jusqu'après la cérémonie des médailles. Des messieurs aussi sortent des mouchoirs de leur poche, personne n'y échappe, c'est un tsunami qui vient de renverser la salle. Il n'est pas donné à tout le monde d'écrire l'histoire. La leur est la plus fabuleuse de ces vingt-cinq dernières années. Oui, depuis Gordeeva/Grinkov, la romance en moins, le bonheur en plus. Aljona :
- "Ca a été difficile, mais nous étions concentrés et nous avons tout donné. On a essayé d'en profiter encore plus qu'aux Jeux Olympiques. Mais c'était différent. J'étais très concentrée sur les éléments. A la fin, j'ai embrassé la glace et je l'ai remerciée !" Bruno :
- "Physiquement, c'était dur, nous sommes fatigués, nous n'avons pas réellement eu de préparation - [plus tard, je lui demanderai ce qui se serait passé s'ils en avaient vraiment eu une, et lui et son coach, Jean-François Ballester, éclateront de dire. "C'est vrai, je ne sais pas, peut-être qu'on aurait fait un encore plus gros score !! Enfin non, c'est impossible !"] On y est allés tout au mental et de tout coeur. Nous voulions réaliser une super performance pour nos fans et nos parents qui sont en tribune. C'était vraiment dur, mais c'était magique aussi !"
Savchenko/Massot étaient les avant-derniers sur la glace. Pensée personnelle peu charitable de ma part : "bon courage les Russes pour patiner après cela..." Mais je plains sincèrement les pauvres Tarasova/Morozov, alors que je ne leur fais jamais de cadeau. [Je suis agacée qu'une technicité pareille ne soit pas accompagnée d'un plus grand sens artistique. Il leur manque la moitié de ce qui fait la beauté du patinage !] Ce soir je vais quand même leur tirer mon chapeau. Passer derrière Aljona et Bruno, c'était aller au purgatoire. Ils ne s'en sortent pas si mal, même s'ils sont très tendus dès le début. Un quad twist, des pirouettes et des portés spectaculaires, un triple Salchow et un triple boucle lancés leur permettent d'assurer la médaille d'argent (144.24/225.53 pts). Mais le stress a fait son oeuvre : double Salchow parallèle, triple boucle piqué/double boucle piqué. Evgenia n'est pas "dans la glace", alors que c'est elle qui est le moteur du couple. Le public, encore sous le charme et le choc du libre de Savchenko/Massot, ne fait presque pas attention à eux. Evgenia :
- "Nous sommes heureux d'avoir été capable de surmonter notre stress et notre fatigue. Tout n'a pas fonctionné mais nous nous sommes donnés à 100%. Nous nous sommes rachetés de notre mauvaise performance en Corée".
Avant les Allemands, nous avons déjà tous versé quelques larmes. Et même carrément éclaté en sanglots. La voix et la musique de Disturbed donneraient des frissons à un iceberg. Alors quand il accompagne le patinage de James/Ciprès... Si l'émotion peut se quantifier, disons qu'on est à peine un nano cran en-dessous de l'effet produit par Savchenko/Massot. Moins éthérés, plus aux tripes. On s'envolera avec Aljona et Bruno, on vibre de la tête aux pieds avec Vanessa et Morgan. Leur triple twist est magistral. Leur combinaison triple boucle piqué/double boucle piqué/double boucle piqué sans défaut. Vanessa chute à la réception du triple Salchow lancé, mais la suite du programme est immaculée. Impossible de se faire à l'idée que nous ne reverrons plus ces deux-là en compétition. On comprend leur fatigue et leur envie de se faire une vie normale, et on se retient de leur demander : s'il vous plaît, restez !! Même le public, qui vient de vous offrir une magnifique standing-ovation, veut vous revoir en compétition ! Vous n'avez cessé de progresser, vous explosez au plus haut niveau, nous abandonner maintenant serait de la cruauté mentale (*) ! Morgan :
- "Enfin, un rêve se réalise ! Nous ne nous attendions pas à gagner une médaille mondiale. Aux championnats d'Europe, dans un Grand Prix, oui, et nous voulions participer à la finale. Troisièmes mondiaux ? C'est comme un cadeau ! Il n'y a eu aucune médaille française en couple dans des championnats du Monde depuis 18 ans !!"
Excellente quatrième place du programme libre (133.84 pts) pour mon coup de coeur de ces championnats, les Canadiens Moore-Towers/Marinaro. "Un Ange Passe", le titre est bien trouvé, les deux patineurs sont aussi subtils et doux qu'ils étaient enthousiastes et pétillants dans le court. Ils sont 6èmes du classement général (204.33). Avec 207.88 points, les 4èmes au final (6èmes du libre - 133.50) sont les Russes Zabijako/Enbert, aussi techniques que Tarasova/Morozov et guère plus expressifs. "La belle au Bois Dormant" ? C'est vrai, Mademoiselle Zabijako est belle et nous, nous dormons. Della-Monica/Guarise sont 5èmes (133.53/206.06). Autant je déteste "Magnificat", autant j'adore "The Tree of Life", en italien "l'Albero della Vita" qui apporte à leur patinage athlétique une enveloppe de romantisme et de douceur. J'ai hâte de les revoir l'an prochain, peut-être dans un registre plus original ou plus personnalisé.
© SIG - Sur place: Kate Royan
Classement libre et scores détaillés
(*) Pour la plus grande satisfaction de tous, Morgan annoncera quarante-huit heures plus tard qu'ils poursuivent leur carrière encore au moins un an.