Nous sommes jeudi, la Finale du Grand Prix commence à peine et la Palavela ("Palazzo a Vela" : le Palais à Voile) de Turin est plein sur deux étages de tribunes. Le public est beaucoup plus japonais qu'italien, et partout fleurissent les banderoles et panneaux à l'effigie de Yuzuru Hanyu. Rarement patineur aura suscité un tel fanatisme, qui dépasse, de loin, celui qui entourait la Coréenne Yuna Kim, championne olympique 2010, pourtant modèle du genre. Tous ces gens, majoritairement des femmes, semblent considérer le jeune homme, qui aura 25 ans dans deux jours, comme un véritable Dieu vivant. Il y a quelque chose de touchant dans leur dévotion, mais aussi de dérangeant. Admirer, estimer, oui. Vouer un culte : non. Bardées de peluches Winnie l'Ourson, mascotte de leur héros, elles ne s'intéressent que de très loin au reste de la compétition. Voire, pas du tout. Aujourd'hui certaines, et même beaucoup, sont carrément en larmes.
Car, drame insoutenable : le héros n'est que second ! L'Américain Nathan Chen, 110.38, auteur d'un programme absolument parfait, prend la tête avec une jolie avance de 12.95. Dans une nouvelle tenue façon pyjama, sans doute son idée de la blouse d'un peintre, sur "La Bohême" de Charles Aznavour, Nathan déroule quadruple Lutz, triple Axel, quadruple boucle piqué/triple boucle piqué et tous ses éléments sont, bien sûr de niveau 4. Du grand art, aussi bien au niveau technique qu'artistique. Au fil des années l'étudiant de Yale, qui participe aux compétitions internationales pendant ses vacances (!!), a su prouver qu'il était doté d'une vraie sensibilité et qu'il était capable de l'exprimer.
Yuzuru Hanyu, idole des foules, est donc second (97.43). La faute à une belle ligne de -5 en GOEs après un quadruple boucle piqué retourné qui aurait dû être en combinaison avec un triple devenu inexistant. Le reste de son programme sur "Otonal" du pianiste argentin Raul Di Blasio, est impeccable : quadruple Salchow d'entame de programme absolument magnifique, les +4 et +5 pleuvent en GOEs ; triple Axel de la même facture et quelques poussières de points en plus que Nathan Chen en composantes, 47.33 contre 47.25. La médaille d'or semble néanmoins perdue, à moins d'une énorme défaillance de l'Américain, qui, justement, n'en est pas coutumier. De quoi faire de nouveau amèrement pleurer ses fans dans les tribunes...
La musique qui démarre n'est pas la bonne. Puis elle démarre, mais la clameur du public la couvre. La caméra qui fixe le visage de Kevin Aymoz nous montre un regard furibond. Il serre les dents, pince les narines. Autour de moi, des gens grimaces. "Il va se déconcentrer". "Il va avoir les jambes coupées". Je suis beaucoup plus optimiste. Je pense qu'au contraire, il va tout déchirer. Et il déchire, oui, il n'y a pas d'autre expression. Il est au top de sa combativité, ultra-focus. Il s'est définitivement approprié "The Question of You" de Prince, au point qu'à présent, chaque note de musique lui rentre dans le corps pour ressortir par un geste précis, adéquat, cohérent. Impressionnant. De tous ces messieurs du circuit, il est largement le plus "musical". Sa sensibilité à fleur de peau fait des miracles. Sa technique aussi, aujourd'hui sans le moindre défaut. Quadruple boucle piqué, triple Lutz/triple boucle piqué, triple Axel bonifié, toujours avec cette magnifique entrée en grand aigle, éléments tous de niveau 4 comme l'Américain et le Japonais. Si quelqu'un en doutait encore, Kevin fait dorénavant parti des plus grands patineurs mondiaux. Je l'imagine très bien devenir le plus grand patineur français de tous les temps... Il est 3ème avec un score de 96.71 points. Soit à moins d'un point de Yuzuru Hanyu, ultime référence...
Dmitri Aliev "Dort sur des Roses" (extrait de l'opéra-Rock "Mozart") dans une tenue en velours bordeaux et noire et avec un grand sens artistique lui aussi. Trop irrégulier par le passé, il semble avoir; cette saison; une meilleure stabilité. Son quadruple Lutz de départ n'est combiné qu'à un double boucle piqué, mais il exécute un très bon quadruple boucle piqué en seconde difficulté. Sa seule erreur importante survient dans la séquence de pas sur laquelle il trébuche, sans toutefois tomber. Seule sa pirouette combinée avec changement de pied est de niveau 4, ses autres éléments n'obtiendront qu'un 3. Avec 88.78 points et en 4ème place, il peut encore monter sur le podium avec un libre parfait.
Les choses risquent d'être plus compliquées pour son compatriote Alexander Samarin. Il vit un peu mieux son "Blues for Klook" qu'à Grenoble, il a gagné en expression. Non, je n'ironise pas. Il faut dire que, parti d'aucune, ce n'est pas très difficile. Les gestes sont là, mais sans conviction ni amplitude. Je suis toujours catastrophée de voir ce garçon, si doué techniquement, ne rien savoir ou pouvoir exprimer. Il manque, par conséquent, la moitié de sa dimension naturelle à son patinage. Aujourd'hui, comble de malheur, sa technique le lâche. Il retourne un quadruple Lutz et pose une main sur la glace, pourtant son saut de prédilection (le mien aussi, je trouve que le quadruple Lutz est le plus beau de tous les quads). Rien ne s'arrange avec un quadruple flip en sous-rotation et réceptionné sur deux lames. J'ai du mal à comprendre comment ses notes de transitions peuvent dépasser les 8 points. Quelles transitions ? Alexandre a de très beaux croisés, profonds et réguliers, mais à part ça ? Les 6.75 mis par le Juge N° 9 (et qui ne compteront donc pas) me semblent plus proches de la réalité. 81.32 le placent en 5ème position.
Lanterne rouge pour l'homme aux lames dorées, Boyang Jin. Rien ne va plus. Quad Lutz passé en triple, atterri sur deux pieds et dégradé, combinaison quadruple boucle piqué/triple boucle piqué un brin laborieuse. Seul son triple Axel est net. Pas que ceci ait une quelconque influence sur son patinage, mais j'ai un problème avec sa coupe de cheveu qui lui fait une tête de champignon dès qu'il bouge. Messieurs, pensez à l'effet qu'aura votre coiffure sur la glace ! 6ème avec 80.67, Boyang ne peut plus espérer grand chose de ce Grand Prix hélas.
Sur place : Kate Royan