21 novembre 2021. On dit que les Français sont chauvins... Et pourtant, Vanessa James qui patine désormais pour le Canada, son pays natal, a été accueillie ici "comme à la maison" par un public enchanté de la retrouver et qui n'hésite pas à le montrer. Nous sommes encore sous restrictions Covid, et installés à distance respectable en salle de presse, eux sur l'estrade et moi dans la salle, nous abordons l'histoire de leur partenariat et leurs projets. L'interview est réalisée conjointement avec Elodie Soinard de l'AFP.
Elodie : Vous nous racontez comment tout a commencé ?
Eric Radford : Par hasard, quand nous avons participé à l'émission de télévision "Battle of the Blades". Nous avons patiné ensemble juste pour nous amuser, sans aucun projet, vraiment pour nous occuper et nous entraîner en dehors des heures d'antenne. Et on a réalisé que ça fonctionnait plutôt bien. Ca c'était en novembre. De mon côté je ne savais pas si j'allais ou non participer à des shows. Nous nous sommes revus en février, quand Vanessa est revenue au Canada où elle a dû subir deux semaines de quarantaine à cause des restrictions Covid. Nous n'avions pas grand chose à faire car il ne se passait rien, les shows étaient annulés, donc on a recommencé à patiner ensemble, à passer des triples. Un jour, alors que nous quittions la patinoire, on s'est regardés et on s'est dit : "c'est trop bête que personne ne puisse voir ça". L'idée a germé dans nos têtes... Vanessa étant déjà citoyenne canadienne, il lui fallait être libérée par la Fédération Française des Sports de Glace. On a pensé que cela prendrait du temps, on ne savait pas si cela valait le coup. Mais on se sentait encore vraiment en forme pour nos âges (rires).
Vanessa James : Au début ce n'était vraiment qu'un essai. On n'avait rien à perdre. Si ça marche tant mieux, si ça ne marche pas, tant pis. Mais rapidement, on s'est sentis compétitifs. C'est dans nos gènes (rires). On s'est dit qu'on avait encore quelque chose à offrir à notre sport, d'une manière différente.
Eric : Mais même au départ, il n'y avait vraiment aucune certitude. On ne savait pas trop où on allait. Déjà, il fallait que Vanessa obtienne sa "release". Mais on ne s'est mis aucune pression. Comme dit Vanessa, si ça marche tant mieux, si ce n'est pas possible, ce n'est pas grave.
Vanessa : J'ai fait mes bagages, mes quatorze jours de quarantaine et nous avons commencé à travailler pour de bon en mars (2021), le 15 exactement. Mais même à cette époque, nous n'étions fixés sur rien. L'idée était même plutôt de s'entraîner pour des shows. Puis les choses se sont enchaînées et ont fait boule de neige. La fédération française m'a en fait donné ma release très rapidement. Nathalie [Péchalat] a les intérêts des patineurs au centre de ses préoccupations, elle a compris que c'était ce qu'il y avait de mieux pour moi, je l'en remercie tellement ! Elle a trouvé que poursuivre ma carrière avec un autre partenaire était une excellente idée et m'a apporté tout son soutien.
Elodie : Quand on change de partenaire aussi tard dans une carrière, pardon... (rires), qu'est-ce qui est le plus difficile ?
Vanessa : Nous avions dix ans de carrière derrière nous avec quelqu'un d'autre et quand on redémarre, tout est différent. Mais vraiment tout ! Je suis beaucoup plus grande que Meagan [Duhamel] donc plus lourde, Eric mesure 7 cm de plus que Morgan [Ciprès] il y a fallu que nous fassions chacun des efforts d'adaptation. C'est particulièrement difficile quand on pense à la compétition, au stress que ça va représenter. Patiner ensemble ce n'était pas un problème. Mais revenir à la compétition... Il a fallu que nous apprenions à bien nous connaître, à nous habituer aux réactions de l'autre. Et nous n'avions que peu de temps devant nous pour ça. Mais nous avons heureusement des caractères très compatibles. C'était tout de même un gros challenge, ça l'est toujours et au fil du temps, on s'améliore. Nous avons pris confiance, on forme une bonne équipe tous les deux. Nos familles et le public nous ont fourni un soutien important aussi, on en avait besoin pour repartir du bon pied.
Kate : Nous venons d'aborder ce qu'il y a de plus difficile dans un changement de partenaire. A l'opposé, qu'est-ce qui a été le plus facile ?
Vanessa : Nous avions déjà une même technique pour la plupart des éléments.
Eric : Mais en pratique, ce n'était pas si simple surtout pour les éléments de couple.
Elodie : Vous aviez des habitudes différentes aussi sans doute.
Eric : Oui, en particulier pour les sauts lancés. J'avais une façon différente d'entrer dans ce saut avec Meagan, la dynamique n'était pas la même du tout. Niveau biomécanique, il a vraiment fallu faire des ajustements.
Vanessa : Non seulement je suis plus grande que Meagan mais j'ai aussi des jambes beaucoup plus longues. Je ne réceptionne pas mes sauts comme elle. C'était à prendre en compte pour le lancé, aussi bien par Eric que par moi. La vitesse de déplacement dans l'air est également modifiée. Il y a eu vraiment énormément de choses à maîtriser de nouveau alors qu'on croyait déjà savoir le faire. La concentration, le timing... Eric est champion olympique [médaillé de bronze en 2018], ce sont des choses qu'il maîtrise mieux que moi.
Eric : Pas forcément...
Vanessa insiste : Si, si, mentalement tu es plus fort et plus posé, tu encaisses mieux le stress.
Elodie : Finalement l'adaptation s'est faite plus facilement ou plus difficilement que prévu ?
Vanessa : On n'avait pas prévu grand chose en fait (rires). Je dirais que ça s'est fait très vite et très naturellement même si tout est encore loin d'être parfait aujourd'hui. Le plus délicat a été de se remettre à l'entraînement, de souffrir le long d'un programme court et d'un programme libre. Il faut bien penser qu'en deux ans, les niveaux ont changé, certaines règles aussi. Obtenir un niveau 4 sur un porté ou une spirale maintenant est totalement différent de ce que je connaissais avant. Les autres couples ont eu le temps de suivre le mouvement, de se préparer en conséquence, et de maîtriser tout cela pour les compétitions. Nous, on a appris pendant les compétitions, on n'a pas eu le temps avant ! C'était une difficulté supplémentaire mais ça nous a rendus plus forts moralement. Nous devons réadapter nos programmes quasiment chaque semaine après chaque compétition pour remonter nos niveaux. Mais c'est une expérience plutôt sympa et on apprend beaucoup l'un de l'autre. Pour moi c'est aussi précieux si je veux devenir coach un jour. Eric est très pédagogue, il m' apprend énormément. C'est vraiment une expérience qui dépasse le simple cadre de la compétition.
Kate : Pouvez-vous me dire quelle est la plus grande qualité et le plus gros défaut de l'autre ?
Vanessa (hilare) : QUOI ?!
Kate : Pardon, je sais que tu n'as aucun défaut (rires)
Eric (hésitant) : Euh... Oui... Je pense que Vanessa est extrêmement talentueuse et très élégante sur la glace. Mais sa plus grande qualité, c'est son état d'esprit, toujours ultra-positif. Ce que j'aime dans notre travail, c'est la façon dont nous sommes connectés l'un à l'autre. Nous ne nous sommes encore jamais disputés ! Nous sommes tous les deux combatifs et nous avons un même but. Une autre de ses qualités est la manière dont elle ressent la musique, dont elle s'exprime. Je suis musicien, c'est très important pour moi. J'avais vraiment besoin de m'exprimer plus librement et sa façon d'être me le permet.
Vanessa (visiblement touchée) : Merci Eric ! A mon tour... Eric a l'air super sérieux comme ça, et il l'est quand il s'agit de travail. Mais c'est aussi une des personnes les plus drôles que je connaisse ! Il n'y a jamais une journée durant laquelle il n'éclate pas de rire. Ca me donne une formidable énergie. Il y a des jours où on arrive à la patinoire en ayant mal partout, en étant peu motivés, et avec lui en cinq minutes, c'est plié, on retrouve l'envie et la joie de patiner car son enthousiasme est communicatif. Il m'encourage, il est patient. Il est très méticuleux, il fait attention au moindre détail. Il a une véritable âme d'artiste, tout le monde le sait, tout le monde le voit.
Kate : Aucun défaut, chez aucun des deux, vraiment ?
Vanessa : Sérieusement, je ne lui en trouve pas.
Eric: Allez si, Vanessa peut être un peu tête en l'air parfois. Par exemple, on change un petit bout de programme, et le lendemain, elle repart sur la même chose "oups, désolée, j'ai oublié qu'on avait modifié cette partie".
Vanessa (qui rit à gorge déployée) : Ce n'est pas faux. C'est même totalement vrai ! Et il me remet dans le bon rail sans jamais s'énerver alors qu'il y aurait de quoi.
Eric : Non ça va, tu n'es pas étourdie tout le temps non plus !
Kate : Vous imaginez une carrière au-delà de cette saison ?
Vanessa : C'est une bonne question. En fait, on n'en sait rien. C'est trop tôt. On ne sait pas à quoi cette saison va ressembler. L'idée de départ, franchement, c'était : après les championnats du Monde de Montpellier, on arrête tout. C'était ce qui était prévu avec Morgan et on ne rajeunit pas non plus. Mais on a progressé très vite en seulement huit mois. Il va être intéressant de voir comment on se sent à la fin de cette saison et si on se sent capable de rempiler un an. Nos corps n'ont plus les mêmes ressources non plus, on le ressent tous les jours. C'est essentiellement parce qu'on a arrêté la compétition pendant deux ans. S'il n'y avait pas eu cet arrêt, ce serait plus facile, le corps garde la mémoire de l'effort et la volonté de dépassement. Ceci dit, nous nous sentons en pleine forme, plus en forme que nous n'avons jamais été auparavant. Mais on se doit d'être prudents, de doser les efforts qu'on fait chaque jour, de ne pas dépasser une certaine limite. Eric a 36 ans, j'en ai 34. Nous ne sommes pas les premiers à patiner à un âge aussi avancé, mais cela demande des aménagements et des précautions.
Eric : C'est comme tout dans la vie, quand tu arrives à la croisé des chemins. Quelque chose te manque ou tu es heureux comme tu es. Après les derniers Jeux Olympiques, j'étais entièrement satisfait de ma carrière de patineur. Je n'avais aucune intention de revenir à la compétition. Mais Vanessa est arrivée, et voilà, nous sommes là ! Je pense qu'à la fin de cette saison, on prendra un peu de recul pour réfléchir. Et là deux solutions "hum, c'est cool, on peut passer à autre chose", ou au contraire "on a envie d'aller plus loin, on n'est pas allés au bout de notre chemin ensemble". Nous allons avoir une saison d'expérience ensemble, nous n'aurons donc plus d'automatismes à acquérir, d'habitudes à changer.
Kate : Quand vous avez décidé de revenir à la compétition, quel a été la réaction de votre entourage ?
Vanessa : Ma famille a été ravie. Ils avaient prévu de me voir finir ma carrière à Montpellier, d'assister à la compétition, de clôturer un chapitre, et là ils vont peut-être pouvoir le faire. Voire au-delà. Je peux à présent mener ma carrière comme je l'entends et ils savent que c'est un privilège.
Kate : Eric, je connais déjà la réponse pour la tienne car j'ai fait la connaissance hier de ton père, par hasard, dans un couloir. Il a regardé mon badge et s'est exclamé : "oh vous êtes journaliste, moi je suis le père du patineur de couple canadien qui revient à la compétition !!" J'ai répondu : "donc vous êtes Monsieur Radford". Il était super flatté que j'ai tout de suite fait le lien, c'était trop mignon ! (Eclat de rires) "Oui, il est sorti de sa retraite pour patiner avec Vanessa James". Il a dit cela comme si c'était la chose la plus naturelle du monde (nouveaux rires).
Eric : C'est vrai qu'une fois que les patineurs prennent leur retraite, généralement on ne les revoit pas en compétition, en tout cas pas avec de nouveaux partenaires.
Kate : Aljona Savchenko essaie, mais n'a pas eu beaucoup de succès pour l'instant...
Vanessa : Et elle est encore plus âgée que moi. J'admire !
Eric : C'est vrai qu'il y a cette question qu'on nous pose régulièrement. Enfin, pas toi (rires) Pourquoi ? Pourquoi être revenus à la compétition ? C'est presque vu comme du masochisme, comme une prise de risques inutiles. Non seulement parce que si l'un de nous se blesse, il lui faudra plus de temps pour récupérer, mais aussi par ce qu'on risque d'avoir des résultats moyens, voire mauvais. Pourquoi revenir alors que vous avez été tous les deux médaillés, que vous avez déjà un palmarès conséquent ? Ma réponse c'est que je reviens parce que j'aime la sensation que patiner avec Vanessa me procure. Quand on a ce genre de passion, que ce soit pour un sport, pour la musique ou pour autre chose, c'est une véritable inspiration. Pour nous, mais aussi éventuellement pour d'autres.
Kate : Personne n'a dit qu'il était interdit de se faire plaisir sur la glace aussi longtemps que possible.
Vanessa: Exactement. Le but n'est pas de faire mieux qu'avant avec nos anciens partenaires, de regagner des médailles à tout prix. Bien sûr qu'une part de nous a envie de réussir de belles choses et même de gagner. Le simple fait de rependre la compétition est une victoire en soi, une victoire sur nous-mêmes. Nous patinons dans une perspective totalement différente, avec sans doute plus de liberté et de joie. On a envie de créer quelque chose que nous n'avons pas créé avant avec nos partenaires respectifs.
Kate : Vous n'avez en effet pas l'air de patineurs qui continuent parce qu'ils ne savent pas quoi faire d'autre.
Vanessa : Voilà (en français). On n'a pas envie de finir dans la tristesse, comme des gens qui ne savent pas s'arrêter à temps.
Elodie : Vanessa, tu as dis que tu souhaitais terminer ta carrière à ta façon, par opposition à être obligée de le faire.
Vanessa : C'est ce qui s'est passé avant qu'Eric et moi décidions de revenir à la compétition. Ca a été un choc et pas seulement pour moi. J'étais déçue et frustrée. Il a fallu que je digère... Je pense que j'ai fait le bon choix, absolument le bon choix. Maintenant je peux être moi-même et finir ma carrière comme j'en ai envie, pas en y étant forcée par les circonstances. J'espère que nous serons présents aux championnats du Monde de Montpellier puisque c'était mon but.
Elodie : Comment évaluez-vous vos chances d'aller aux Jeux Olympiques ? C'est un de vos objectifs ?
Eric : Je pense que si nous poursuivons sur la même trajectoire, si nous continuons de progresser jusqu'aux championnats nationaux, nos chances d'être sélectionnés pour les Jeux sont plutôt bonnes. Nos notes ne cessent de s'améliorer, nous sommes parmi les meilleurs couples canadiens. [Sélectionnés, ils iront à Pékin où ils finiront 12èmes]
Kate : Quelle a été la réaction de vos coéquipiers canadiens quand vous êtes revenus sur le circuit ?
Vanessa : Ils ne nous ont rien dit (rires).
Eric : Honnêtement, ça a été difficile. J'ai travaillé sur la chorégraphie des programmes d'Evelyn [Walsh] et Trennt [Michaud] et Kirsten [Moore-Towers] and Michael [Marinaro] avaient prévu de patiner sur une de mes compositions musicales. L'ambiance a été un peu étrange au début. J'imagine que pour eux ça n'a pas été simple de nous voir arriver... Mais la compétition, c'est la compétition pour tout le monde, même au sein d'une même équipe. On ne peut pas vivre notre vie en fonction des autres, nous avons notre nouvelle carrière à mener. Nous leur souhaitons tout le succès possible. Mais c'est le sport. On se bat contre d'autres, c'est la loi. Je les considère comme mes amis, je les ai vus grandir et progresser. Je ne leur souhaite que du positif. S'ils nous battent, je serai content pour eux. Si nous les battons, je serai content pour nous. La première surprise passée, je dirais que les choses entre nous vont plutôt bien.
Vanessa : Ils ne m'ont jamais fait me sentir comme une intruse. Je pense qu'ils n'étaient pas ravis et je les comprends. Mais tout le monde a su rester correct et civil. Nous sommes tous adultes et capables de nous entendre.
Propos recueillis par Elodie Soinard (A.F.P.) et Kate Royan (S.I.G.) - Traduits de l'anglais par Kate Royan.