Qui aurait prédit que Michal Brezina remporterait le programme court ? Qu'Alexander Samarin plongerait à la 13ème place ? Ou, encore plus surprenant, que Kevin Aymoz ne se qualifierait pas pour le programme libre ? Personne. La magie du sport... Qui faire éclore les uns, tout en sanctionnant cruellement les autres.
Dès les six minutes, Michal Brezina paraît super affûté. A bientôt trente ans (en mars), le Tchèque participe aux championnats d'Europe pour la... treizième fois ! Il signait son meilleur résultat, une médaille de bronze, en 2013, il y a déjà sept ans, juste derrière Javier Fernandez et Florent Amodio. Carrière en dents de scie, avec des plongées aux dixième et douzième rangs, et des remontées comme l'an dernier à la 7ème place, Michal est l'exemple même du patineur irrégulier dont on peut attendre le pire comme le meilleur. Le meilleur, il nous le montre aujourd'hui, sur "Baby did a Bad Bad Thing" de Chris Isaak, morceau 100% rock qui lui va comme un gant. Quadruple Salchow/double boucle piqué, triple flip ultra-souple en réception, triple Axel, si ses sauts sont toujours un peu "téléphonés", il ne commet pas la moindre erreur, en témoignent ses grades d'exécution tous positifs, à l'exception d'un minuscule -1 donné par le juge N° 7 à sa pirouette Camel avec changement de pied. Avec un score de 89.77 points, il reste cependant en deçà de sa meilleure note sur un programme court (93.31 au Grand Prix d'Helsinki en 2018). Alors qu'il a prévu de mettre un terme à sa carrière en fin de saison, il ferait un très beau champion d'Europe...
Plus attendu, mais moins à son aise, Dmitri Aliev est second à un peu plus d'un point, avec 88.45. Connu lui aussi pour ses prestations à géométrie variable, le voici auteur d'un programme que je qualifie de correct, sans plus, puisque entaché de deux erreurs importantes : une première sous-rotation sur son quadruple Lutz qui lui vaut une majorité de GOEs négatifs ; et une seconde sur son triple Axel sèchement dégradé à -3 et -2. Son quadruple boucle piqué passe sans problème et tous ses autres éléments sont de niveau 4, avec une petite erreur sur la pirouette Camel. J'ai un gros faible pour la seconde partie de ce court, où la chorégraphie sert parfaitement son talent d'artiste, sur un superbe passage de "Je Dors sur des Roses", extrait de l'Opéra Rock "Mozart". Dmitri est un de ces patineurs au talent rare et précieux, capable d'allier la plus grande finesse technique à un vrai ressenti artistique. Mais pas tout le temps... S'il reste, lors du libre, aussi concentré qu'aujourd'hui, la porte du titre lui est ouverte et la lutte avec Michal Brezina sera de toute beauté.
L'invité surprise de ce classement ? Artur Danielian, récent deuxième des championnats nationaux russes, aujourd'hui troisième provisoire avec 84.63. Le jeune homme de 17 ans, qui fait son entrée dans les rangs seniors, est entraîné à Moscou par Elena Buianova. Je suis très surprise de son choix musical (si toutefois c'est le sien) : "Don Juan" par le chanteur franco-tunisien Felix Gray, connu pour le tube des années 90 "A toutes les Filles", chanté avec Didier Barbelivien. Pas du tout sa génération... La mélodie est un peu creuse pour un programme de patinage et c'est dommage car Artur est sans doute le Russe N° 1 d'un futur plus ou moins proche. Il passe un bon quadruple Salchow, et une combinaison triple Lutz/triple boucle piqué très nette, mais retourne son triple Axel.
Bon classement aussi pour le Géorgien de l'écurie Tutberidze Morisi Kvitelashvili : 4ème avec 82.77. Au son de "Always Watching You" du jazzman new-yorkais Peter Cincotti, Morisi est un élève studieux et appliqué mais assez peu expressif. Il réussit sa combinaison d'entrée Quad Salchow/triple boucle piqué, puis chute sur le quad boucle piqué après avoir accroché la réception de son triple Axel et failli poser la main à terre. Il obtient une meilleure note en composantes qu'Artur Danielian, 38.72 contre 37.75; ce que je ne suis pas certaine de trouver juste.
Une carre incertaine et une sous-rotation sur le triple Axel grignotent quelques points du total de Deniss Vasiljevs. Mais 5ème avec 80.44 est une très bonne place pour le Letton. J'aime son style, même si celui-ci est un clonage direct de son entraîneur, Stéphane Lambiel. Sa musique, "Bloodstream" du pianiste londonien Torville Jones, plus connu sous le nom de Tokio Myers, a été choisie avec soin et le montage est étudié pour souligner toutes ses qualités artistiques. L'absence de quad lui rend la vie difficile au niveau mondial, mais ne l'empêche pas de bien figurer dans les rangs européens, la preuve !
Au chapitre des surprises, qui imaginait l'Allemand Paul Fentz se qualifier pour le premier groupe du libre ? Dix-huitième patineur à se présenter sur la glace aujourd'hui (sur trente-sept), il réalise un petit exploit et un programme sans faute. Son court, sur "Blue Skies" de Sam Harris, n'est pas transcendant, mais il a le mérite d'être bien construit et efficace. Il est provisoirement 6ème avec 80.41, soit à peine trois centièmes derrière Deniss Vasiljevs.
Mais où sont donc passés deux des grands favoris ? A travers son programme pour Alexander Samarin. Quand le Moscovite se loupe, ce n'est pas à moitié. Sur "Blues for Klook", d'Eddy Louiss, toujours aussi dénué d'expression, il massacre allègrement un quadruple Lutz qui aurait dû être combiné à un triple boucle piqué, puis remplace le quad flip prévu par un quadruple boucle piqué sur lequel il chute. Bilan : pas de combinaison. Il ne reste debout que sur son triple Axel. Avec 74.77, il est à plus de vingt points de moins que son meilleur score (98.48) et échoue à une triste 13ème place. Ses espoirs de médaille sont au tapis.
Est-ce également trop tard pour Matteo Rizzo, médaille de bronze l'an dernier à Minsk ? Avec 79.07 et une septième place, il est tout de même beaucoup mieux loti que le fade et longiligne Russe. "Start a Fire" de John Legend, extrait de "La La Land" lui convient bien, même s'il semble un peu tendu en début de programme. Passer dernier du dernier groupe n'est pas chose aisée. Seul son triple Axel est réalisé sans erreur. Son compatriote Daniel Grassl, qui l'a récemment battu aux championnats d'Italie, n'est pas vraiment en réussite non plus, 11ème/76.61. Sous-rotation pour le quad boucle combiné à un triple boucle piqué, même chose pour le triple Axel et chute sur le quadruple Lutz. Ce garçon, entraîné par un Lorenzo Magri qui fulmine en bord de piste aujourd'hui, est doté d'un potentiel énorme mais son patinage est encore très "vert". Il est vrai qu'il n'a que 18 ans. Le Requiem de Mozart est un thème sévère pour un si jeune homme, mais il ne se laisse pas écraser par la solennité de la musique. Il a encore besoin de travailler ses gestes de bras, trop raides, et d'acquérir une vraie stabilité technique.
La journée est riche en surprises puisque le troisième Italien engagé, Gabriele Frangipani, lui aussi élève de Lorenzo Magri, devance Daniel Grassl d'une place (10ème) et de trente dixièmes (76.91). Programme propre, sans quad, mais avec un joli triple Axel (dégradé sur les bords...) une combinaison triple flip/triple boucle piqué et un triple Lutz, sur "Unholy War" de l'Anglo-Nigérian Jacob Banks, chorégraphié par Benoît Richaud (comme les programmes de Grassl).
On a eu peur, un instant, qu'Adam Siao Him Fa ne passe pas le "cut". Mais en finissant 24ème (65.21), il se qualifie de justesse. L'ISU insiste à inverser le titre de ses musiques sur tous les documents officiels, mais c'est bien sur "Never Tear Us Apart" interprété par Joe Cocker qu'Adam patine son court. Encore une musique très bien choisie en accord avec les qualités du patineur. Adam utilise de nouvelles bottines depuis seulement deux semaines et en est visiblement gêné. Il réussit son quad boucle piqué mais ne le combine qu'à un double avant d'éclater son triple Axel en simple, ce qui lui vaut invalidation. Un triple Lutz raté remplace son quad Salchow. Bref, ce n'est pas son jour.
Ce n'est clairement pas celui de Kevin Aymoz non plus. Venu à Graz chercher une médaille d'or, quasiment promis à elle dans l'idée des fans et des media, il sombre à une 26ème place totalement inattendue et qui le prive du programme libre. Oui c'est vrai, c'est une très mauvaise surprise. Non, ce n'est pas arrivé depuis des lustres et la France va perdre ses quotas. Mais, avant de s'appesantir sur la mauvaise affaire du jour, il est bon de se souvenir, que c'est lui qui les a gagnés l'an dernier, ces quotas, avec sa 4ème place. Il est bon de noter aussi qu'il est l'un des patineurs français les plus talentueux de tous les temps, et l'un des plus doués de sa génération, toutes nationalités confondues. Reconnu par les juges il y a peu, il n'est parmi les favoris européens que depuis le début de cette saison. Jusque là, Kevin a dépassé tous ses objectifs et une contre-performance ne rime pas avec catastrophe nucléaire. Si un vent contraire souffle en ce moment sur le patinage hexagonal, c'est un hasard, et non un mauvais sort ou une fatalité, les mauvais résultats des uns ne sont pas forcément liés aux mauvaises affaires médiatiques des autres. Oui, je suis partisane, oui je suis d'une tolérance sans doute exagérée. Mais des patineurs aussi sensibles, artistes, altruistes, qui n'hésitent pas à poser leurs tripes et leur coeur sur la glace, combien en a t-on vus dans ce pays ? Kevin est un patineur et un garçon d'exception. La France veut de l'excellence, avec lui elle en a. Mais l'excellence, parfois, ça vous file entre les patins, on ne sait pas pourquoi. Kevin se vengera à Montréal. Il n'y avait qu'à voir l'incompréhension et la colère dans ses yeux lorsqu'il a fait face à la presse dans la Mixed Zone. Rage rentrée, une envie de se mordre les doigts, dents serrées. Dans une carrière, un tel faux pas fait partie des aléas, des incontournables. Voilà, c'est fait, c'était ici aujourd'hui à Graz. Et c'est déjà passé. Laissons le tranquille, laissons le avancer.
Sur place : Kate Royan